La forteresse de Van a des allures de château de sable, elle domine un paysage de verts marécages qui se perdent dans les bleus du lac. Les abris provisoires des sinistrés du dernier tremblement de terre, petites boîtes blanches hérissées d'antennes paraboliques, dessinent des massifs réguliers aux quatre coins de la ville. Dans les rues, il y a encore beaucoup de gravas.
Nous campons quelques jours sur les bords du lac aux eaux si huileuses que la lumière s'y accroche comme sur du satin. Pourtant, c'est ici qu'une très grosse vis choisit de se ficher crûment dans notre pneu arrière. Première crevaison après plus de 20 000km. Et le tout jeune garagiste prend le temps de rêver alors que sèche la rustine.
Ile d'Akdamar: saint Georges, le Sacrifice d'Abraham, Adam et Eve....nous retrouvons sur les murs de cette petite église arménienne du Xème siècle, une iconographie qui nous est familière, nous rappelant que nous rentrons.
Pour rejoindre les bords du Tigre, nous descendons vers le sud. Ce fleuve, tout comme son voisin l'Euphrate, se gonfle de grosses poches bleues quand on les regarde sur une carte. Oui, nous n'avons pas de GPS et nous scrutons les cartes avec passion: c'est en soi un voyage. Ce sont de nombreux barrages, constructions titanesques, qui créent ces boursouflures, engloutissant vallées, villages.
Hasankeyf est promis à un tel sort, il ne restera bientôt plus rien de ces maisons accrochées à flanc de falaise et les eaux du Tigre s'infiltreront dans ces abris troglodytiques. Une ville moderne est en cours de construction, plus haut, composée de quelques petits immeubles collectifs autour d'une place sans âme. Seule la citadelle qui domine le fleuve devrait émerger des flots, comme une demi Tour Eiffel qui se retrouverait le nez au raz des eaux. Curieux destin.
Les enfants avec lesquels nous avons passé de si bons moments se rappelleront-ils que le nom de leur village est un hommage à Hasan qui, prisonnier, s'était lancé à cheval du haut de ce promontoire pour retrouver sa liberté? Quelles légendes inventeront-ils pour étancher leur soif de vivre?
8 juin : nous emballons les cailloux peints et quittons l'ombre fraîche des pruniers. Sur les routes, nous dépassons des camps militaires gardés comme des forteresses, très nombreux dans cette région instable. Plus de 30 ans que cela dure. Depuis Dogubayazit nous sommes désormais habitués.
Nous arrivons dans un village à la nuit tombée. Les gendarmes en voiture blindée nous accompagnent jusqu'à la place réservée aux voyageurs, juste en-dessous du commissariat. Et le soldat dans sa tourelle qui tourne à 360° braque son arme vers les étoiles et rit en nous saluant.
Les enfants dorment. Nous échangeons quelques brèves avec les jeunes du village. Ils ont quitté la touffeur d'Istanbul pour venir passer leurs vacances d'été à la montagne. Dans le lointain, un coup de feu, puis deux, peu après, des salves...Les jeunes détallent comme des lapins. Nous entendons distinctement l'agitation dans le commissariat, au-dessus de nos têtes. Les gendarmes tirent un coup à leur tour. Alors, la raison se tétanise, seul l'instinct commande. Prendre les enfants, les plaquer au sol, les protéger de son propre corps. Puis plus rien. Un silence à crever les tympans.
Un viel homme s'approche, ses gestes se veulent rassurants. Il finira par nous accueillir chez lui. Des matelas posés au sol et ce sont deux familles qui partageront cette nuit redevenue calme . Notre première nuit sans étoile. Nous ne saurons jamais ce qui s'est passé dans ce petit village, cette nuit là. Mais nous nous souviendrons longtemps de la bonté de nos hôtes.
Les émeutiers attendent le printemps pour reprendre l'offensive. Nous ne l'avons su qu'après.
Le récit de notre voyage, promenade sur un tapis volant, s'enchaînait jusqu'alors tel un conte des mille et une nuits. Place désormais à l'épicé.
10 juin: Urfa. Nous voici en terre pacifiée. Plus de danger de ce côté là. Urfa, ville sainte par excellence où se trouve le sanctuaire d'Abraham, prophète commun aux trois monothéismes. Belle ville en devenir: les maisons manquent de faire la cabriole sur les pentes des collines, les mosquées étirent leurs minarets dans un ciel d'azur, les palmiers piquent de leur troncs bâtonneux les gazons d'un vert anglais. Les ruelles du bazar distillent une lumière d'une beauté photogénique.
Nettoyage de fond en comble. Propulser du poison au fin fond du placard pour déloger ces infâmes bestioles. Main malheureuse: l'aérosol explose au contact de la minuscule flamme du réfrigérateur pourtant bien éloignée. Petit souffle qui fait reculer. Flammes dans cette fin du fond. Main très légèrement brûlée de la ménagère consciencieuse.
Cet épisode domestique n'aurait eu qu'un maigre intérêt si ça ne s'était pas passé là. Juste là et pas ailleurs. Nous sommes en effet au pied de cette falaise sur laquelle Abraham, condamné par Nemrod a être brûlé vif, s'approchant du brasier fatal fut propulsé dans les airs par une énorme explosion. Il retombera sain et sauf sur un tapis de roses, les braises se métamorphosant en carpes, le feu en eau.
De notre interprétation biblique, il ne restera que la poussière bleue jaillie de l'extincteur d'incendie.
Une tendre pensée pour celui qui aurait tant ri.
13 juin: depuis la vallée de l'Euphrate, nous montons jusqu'au Mont Nemrut. A plus de 2 200 mètres d'altitude, dans une site sublime, un prince du royaume de Commagène fit construire ce sanctuaire. Une folie mégalomane qui fascine. Une pyramide de cailloux crée un calot doré rehaussant le sommet de la montagne. Les statues ont des visages aux traits grossiers, abâtardis à force d'éclectisme. Quand la création relève essentiellement de la prouesse on est frappé, pas ému. Chacun ses goûts. Nous restons là longtemps. Si les oiseaux se taisaient on pourrait entendre le silence.
Nous redescendons lentement du toit du monde. Courte halte pour boire l'eau fraîche d'une cascade. Redémarrons : plus rien, pédale toute molle... surchauffe des freins. Arrêt d'urgence. La pente redevenait bien raide quelques mètres plus loin...Pour retrouver le niveau zéro, frein moteur exclusivement.
Les funambules que nous sommes ont choisi de courir, gambader ou flâner sur nos fils en découvrant le monde, de là-haut les perspectives s'élargissent de l'injuste au merveilleux. Et ce n'est pas l'allure de la danse qui changera la section du fil.
Gaziantep: les fameuses mosaïques de Zeugma, sauvées in extremis, et présentées dans un énorme et prétentieux musée. Chacun ses goûts.
Les baklavas à la pistache de Gaziantep! Démoniaquement savoureux. Nous nous promenons dans la ville où les restaurations de vieilles maisons, caravansérails et autres monuments historiques se multiplient. Plus nous avançons vers l'Ouest, plus les valeurs patrimoniales européennes deviennent manifestes. Les turcs portent des pantalons "normaux" bien moins exotiques que les pantalons bouffants kurdes. Les turcs se promènent tête nue, le voile parme kurde était pourtant fort seyant. Les turques privilégient jeans et tee-shirts moulants, talons hauts. De gigantesques centres commerciaux aux parfums dubaïtes brillent de milles feux...
Nous serions presque de retour au pays s'il n'y avait ces extraordinaires paysages anatoliens. Ici, de grands champs de blé où les moissons commencent déjà, soulevant une poussière dorée par le soleil finissant. Là, des troupeaux de moutons qui traversent d'immenses plaines. Plus loin, ciselant les collines, des champs d'oliviers, de pistachiers, de grenadiers, d'abricotiers aux fruits délicieusement juteux...Des vignes qui rampent sur une terre ocre, ou rouge, parfois blanche . Des lumières contrastées, de l'acide aveuglant au mielleux du couchant.
Et puis ici, beaucoup d'enfants sont dehors. Parfois ils font mine de nous lancer des pierres, rarement ils quémandent quelques pièces. Et ils finissent toujours par sourire avec un air malicieux.
Nous longeons la frontière syrienne. Prochaine étape : Antioche. Dans l'immédiat, une halte sur les rives de la méditerranée. Ohé, vous nous voyez, nous arrivons!
Album photo n°27